Le Boudhisme
Le Bouddha, lorsqu’il atteignit l’Éveil sous l’arbre de la bodhi, eut une vision de l’existence humaine, une vision que par la suite il ne perdit jamais, qui en un sens était identique à l’expérience de l’Éveil elle-même. Il communiqua sa vision de quatre façons. Il la communiqua au moyen de concepts, au moyen de symboles, par ses actions, et par le silence. Je ne vais traiter ici que de la communication par le Bouddha de sa vision en termes de concepts et de symboles comme la roue de la vie.
La loi de la conditionnalité.
En termes de concepts, le Bouddha, assis sous l’arbre de la bodhi, vit la vérité du changement. Il vit que tout était processus. Il vit que ceci était vrai à tous les niveaux : il y avait des processus non seulement dans le monde matériel, mais aussi dans le monde mental. Il vit qu’il n’y avait en fait rien, nulle part dans le monde, dans l’existence conditionnée, qui ne change pas, qui ne soit pas processus. Dans les termes de la pensée indienne, le Bouddha vit qu’il n’y avait dans la Réalité rien de tel qu’un « être », ni rien de tel qu’un « non-être ». Il vit que les choses apparaissent puis disparaissent.
Mais le Bouddha vit aussi que ce changement n’était pas fortuit : les choses n’apparaissent et ne disparaissent pas par hasard. Tout ce qui apparaît, apparaît en dépendance de conditions ; tout ce qui cesse, cesse parce que ces conditions cessent (les conditions sont des conditions purement naturelles ; il n’y a pas de place ici pour une explication telle que la volonté de Dieu). Le Bouddha ne vit donc pas seulement la vérité du changement, mais il vit aussi la loi de la conditionnalité. Cette loi est le principe fondamental de la pensée du bouddhisme.
La loi de la conditionnalité, bien qu’elle soit le principe fondamental de la pensée bouddhique, peut être exprimée sous une forme très simple : A étant présent, B apparaît ; en l’absence de A, B n’apparaît pas. C’est le principe célèbre qu’Ashvajit proclama à Shariputra. Ashjavit était un des cinq premiers disciples du Bouddha (ceux qui l’avaient quitté à l’origine, lorsqu’il arrêta de pratiquer l’auto-mortification, et qu’il retrouva après son Éveil). Shariputra, à ce moment-là, était un ascète errant cherchant un maître. Shariputra rencontra Ashvajit et fut très impressionné par son apparence : il semblait calme, heureux et rayonnant. Il demanda donc à Ashvajit : « Qui est ton maître et quel enseignement professe-t-il ? » C’était une question habituelle dans l’Inde ancienne. De nos jours on vous pose aussi souvent de telles questions. Ashvajit répondit : « Je ne suis qu’un débutant. Je ne sais pas grand chose. Mais ce que je sais, je vais te le dire ». Il récita alors un vers en pâli. Le vers, qui est toujours dans les écritures, est le suivant : « Des choses qui découlent d’une cause, le Tathâgata a expliqué l’origine. Il a aussi expliqué leur cessation. Ceci est la doctrine du grand ascète ». À l’exception possible d’un autre, c’est le vers le plus connu de toutes les écritures bouddhiques. Il est souvent considéré comme étant un résumé du Dharma. Entendant ce vers, Shariputra atteignit immédiatement un haut degré de vue pénétrante spirituelle.
La conditionnalité n’est pas toujours du même type. Il y a deux grands ordres de conditionnalité à l’œuvre dans l’univers et dans la vie humaine. On peut appeler le premier l’ordre cyclique ou réactif, et le second l’ordre spiral ou progressif. Dans l’ordre cyclique de conditionnalité, il y a un processus d’action et de réaction entre des paires de facteurs opposés, tels que plaisir et douleur, bonheur et misère, perte et gain, et, dans le contexte plus large d’une série d’existences, naissance et mort. Dans l’ordre spiral, en revanche, il y a une progression graduelle, comme celle que l’on trouve entre des facteurs qui s’augmentent l’un l’autre. Ici, le facteur qui succède augmente l’effet du facteur qui précède, plutôt qu’il ne le contre ou ne l’annule. Par exemple, ce n’est pas la douleur mais le bonheur qui apparaît en dépendance du plaisir ; ce n’est pas le malheur mais la joie qui apparaît en dépendance du bonheur ; en dépendance de la joie apparaissent le ravissement, puis la félicité, puis l’extase.
L’esprit réactif et l’esprit créatif.
Dans la vie de l’être humain individuel, ces deux ordres de conditionnalité se reflètent dans deux sortes d’esprit différentes : l’esprit réactif et l’esprit créatif. Cela ne veut pas dire qu’il y ait, littéralement, deux esprits, mais plutôt qu’il y a deux modes différents dans lesquels l’esprit unique peut fonctionner. Nous pouvons fonctionner soit réactivement soit créativement. Fonctionner réactivement veut dire « réagir », ce qui n’est pas du tout agir. Réagir veut dire être essentiellement passif. Cela veut dire répondre automatiquement à tout stimulus qui se présente à nous. D’un autre côté, fonctionner créativement veut dire « agir », être à l’origine, faire apparaître quelque chose qui n’était pas là auparavant, que ce soit une œuvre d’art ou un état de conscience élevé. Fonctionner réactivement veut dire être mécanique ; fonctionner créativement veut dire être spontané. Quand nous sommes réactif, nous nous répétons sans cesse. Nous répétons le bon vieux schéma de notre vie : nous faisons aujourd’hui ce que nous avons fait hier, nous faisons cette semaine ce que nous avons fait la semaine dernière, nous faisons cette année ce que nous avons fait l’année dernière, nous faisons cette décennie ce que nous avons fait la décennie dernière ; si, même, vous étendez le contexte, nous faisons dans cette vie exactement ce que nous avons fait dans toutes nos vies précédentes. Mais quand nous sommes créatifs, nous changeons et nous nous développons : nous devenons de nouveaux hommes et de nouvelles femmes.
Le développement personnel est donc basé sur l’ordre de conditionnalité progressif. Se développer personnellement veut dire cesser de vivre réactivement et apprendre à vivre créativement. Ceci, bien sûr, n’est pas du tout facile. Cela demande, notamment, une prise de conscience des deux sortes de conditionnalité, non pas en tant que principes abstraits mais en tant qu’alternative concrète nous faisant réellement face. Après tout, en tant qu’alternative, elles ne nous font pas face qu’une fois ou deux dans notre vie, mais en fait à chaque minute de la journée, car c’est en fait à chaque minute de la journée que nous devons choisir entre réagir et créer. Supposons, par exemple, qu’une personne nous parle de façon peu aimable. Nous pouvons soit réagir, en nous sentant touché ou en nous mettant en colère, ou nous pouvons répondre créativement, en essayant de comprendre ce qui s’est passé (en cherchant par exemple à comprendre pourquoi elle a parlé ainsi), en essayant de sympathiser, ou en essayant au moins d’être patient. Si nous réagissons nous resterons tel que nous sommes, voire régresserons, mais si nous créons nous ferons un pas en avant dans notre développement personnel.
Le symbole de la roue.
En termes de symboles, le Bouddha, assis sous l’arbre de la bodhi, vit deux choses. Tout d’abord, il vit une grande roue. Cette roue embrasse la totalité de l’existence conditionnée, elle est de même étendue que le cosmos, elle contient tous les êtres vivants. Elle tourne sans arrêt : elle tourne le jour et la nuit, elle tourne vie après vie, elle tourne ère après ère. Nous ne pouvons voir quand elle a commencé à tourner, et nous ne pouvons pour l’instant voir quand elle cessera de tourner : seul un Bouddha voit cela.
Cette grande roue tourne autour d’un moyeu. Ce moyeu est fait de trois créatures : un coq rouge, picorant avidement le sol ; un serpent vert, les yeux rouges brillant de colère ; et un cochon noir, vautré dans la boue, plein d’ignorance. Ces trois créatures forment elles-même un cercle, et chacune d’elles mord la queue de celle qui la précède.
Entourant le moyeu, qui forme le premier cercle de la roue, est un second cercle, plus large. Il est divisé verticalement en deux moitiés, l’une blanche et l’autre noire. Dans chaque moitié se trouvent des personnes, hommes et femmes. Les personnes de la moitié blanche se déplacent, flottent même, vers le haut, comme au son d’une belle musique. Elles ont toutes des expressions de ravissement et de bonheur. Certaines se tiennent la main. Toutes regardent en haut, vers le zénith. Les personnes de la moitié noire, elles, se déplacent vers le bas. En fait, elles ne se déplacent pas simplement, elles tombent tête la première. Certaines se tiennent la tête avec les mains. Certaines sont nues et difformes. Certaines sont enchaînées l’une à l’autre. Toutes ont des expressions d’angoisse et de terreur.
Le cercle suivant de la roue est de loin le plus large. Il est divisé par six rayons en six segments. Dans chaque segment, un monde entier est représenté – ou bien plusieurs. Si vous préférez, chaque segment peut être vu comme un état d’esprit, ou comme un niveau de conscience. L’ordre varie, mais dans le segment le plus haut nous voyons toujours les dieux, ou devas. Ils vivent dans des palais merveilleux. Ils jouissent de toutes sortes de délices. Pour eux, l’existence est comme un rêve agréable. Certains des dieux ont le corps entièrement fait de lumière et communiquent par la pensée pure.
Puis, en tournant dans ce cercle dans le sens des aiguilles d’une montre, nous voyons les asuras, les titans. Les asuras vivent dans un état d’hostilité et de jalousie constantes. Ils luttent sans arrêt. Ils portent tous des armures, et tiennent des armes. Ils luttent pour la possession des fruits de l’arbre-qui-exauce-les-souhaits.
Dans le segment suivant, nous voyons les pretas, ou esprits affamés. Ils ont un ventre énorme et gonflé, mais un cou mince et une bouche minuscule comme le chas d’une aiguille. Ils sont tous férocement affamés, mais toute la nourriture qu’ils touchent se transforme en feu ou en saleté.
Dans le segment d’en bas nous voyons des êtres tourmentés : certains gèlent dans des blocs de glace, d’autres sont brûlés par des flammes. Certains sont décapités. Certains sont sciés en deux. Certains sont dévorés par des monstres.
Puis, nous voyons diverses espèces d’animaux : des poissons, des insectes, des oiseaux, des reptiles, des mammifères. Certains sont grands, d’autres petits. Certains sont pacifiques, d’autres sont des prédateurs. On remarque qu’ils vont toujours par paire, mâle et femelle, et qu’ils sont tous à la recherche de nourriture.
Dans le dernier segment nous voyons des êtres humains. Nous voyons des maisons et des campagnes. Nous voyons des jardins et des champs. Quelques personnes cultivent la terre. Elles labourent, sèment et récoltent. Des gens achètent et vendent. Certains donnent des aumônes. Certains méditent.
Voici donc les six segments de ce cercle de la roue, qui constituent six mondes ou six sortes d’états mentaux. Les habitants de ces mondes n’y restent pas indéfiniment. Ils disparaissent d’un monde et réapparaissent dans un autre. Même les dieux, quoiqu’ils restent très longtemps dans leur monde, disparaissent et réapparaissent ailleurs.
Le dernier cercle de la roue, la jante de la roue, est divisé en douze segments. Dans ces segments nous voyons douze scènes représentant des étapes du processus par lequel les êtres vivants passent d’un monde à un autre (dans certains cas ils réapparaissent dans le même monde). Dans le sens des aiguilles d’une montre ces douze scènes sont : (1) un homme aveugle avec une canne,(2) un potier avec un tour et des pots, (3) un singe grimpant à un arbre en fleurs, (4) un bateau avec quatre passagers, l’un d’entre-eux à la barre, (5) une maison vide, (6) un homme et une femme enlacés, (7) un homme avec une flèche dans l’œil, (8) une femme offrant à boire à un homme assis, (9) un homme récoltant les fruits d’un arbre, (10) une femme enceinte, (11) une femme en train d’accoucher et (12) un homme emportant un cadavre vers le lieu de crémation.
La roue est agrippée par-derrière par un monstre effrayant, mi-démon, mi-bête. Sa tête regarde par-dessus la roue. Il a trois yeux, de longs crocs, et porte une couronne de crânes. De chaque côté de la roue apparaissent ses pattes crochues, et sa queue pend en bas. Tout ceci forme donc la roue de la vie, tournant sans cesse.
Mais il y a quelque chose de plus. Au-dessus de la roue, il y a un personnage en robe jaune, qui montre du doigt. Il montre un espace situé entre le septième et le huitième segment du cercle extérieur de la roue (l’espace situé entre l’image de l’homme avec une flèche dans l’œil et l’image de la femme offrant à boire à un homme assis). Là, sortant de cet espace, nous voyons la deuxième chose que le Bouddha a vue dans sa vision de l’existence humaine. Ce n’est pas tant un symbole qu’un groupe de symboles. Il semble changer de forme tandis que nous le regardons.
Tout d’abord il ressemble à un chemin, qui s’étend vers le lointain. Il passe, ici entre des champs cultivés, là dans une épaisse forêt. Il traverse des marais et des déserts, de larges rivières et de profonds ravins. Il passe au pied de montagnes imposantes, dont le sommet est couvert de nuages. Finalement, il disparaît à l’horizon. Mais le symbole change. Le chemin semble devenir plus droit, il s’étend verticalement. Le chemin devient une grande échelle, ou un escalier. C’est une échelle qui va du ciel jusqu’à la terre et de la terre jusqu’au ciel. C’est une échelle d’or, d’argent, de cristal. Mais le symbole change encore. L’échelle s’effile, elle devient solide et tri-dimensionnelle, et prend une couleur verte. Elle devient le tronc d’un arbre gigantesque. Sur cet arbre se trouvent des fleurs énormes. Les fleurs du bas de l’arbre sont relativement petites, celles du haut sont beaucoup plus grandes. En haut de l’arbre, brillant comme un soleil, est la plus grande de toutes les fleurs. Dans la corolle de chacune des fleurs sont assis toutes sortes de personnages beaux et radieux : des bouddhas, des bodhisattvas, des arahants, des dakas et des dakinis.
Voici donc ce que vit le Bouddha, assis sous l’arbre de la bodhi. C’est sa vision de l’existence humaine, communiquée par des concepts et des symboles. La signification de sa vision est très claire. C’est une vision de possibilités. C’est une vision d’alternatives. D’un côté, il y a le type de conditionnalité cyclique, de l’autre, le type de conditionnalité spiral. D’un côté, il y a l’esprit réactif, de l’autre, l’esprit créatif. On peut soit stagner, soit croître. On peut soit rester assis et accepter la boisson des mains de la femme, soit refuser la boisson et se mettre sur ses deux pieds. On peut soit continuer à tourner passivement et sans espoir sur la roue, soit suivre le chemin, monter l’échelle, devenir la plante, devenir les fleurs. Notre destin est entre nos mains.
Le chemin en spirale du bouddhisme.
D’une façon très générale, le bouddhisme peut être considéré de deux points de vue : d’un point de vue plus théorique, philosophique ou même spéculatif, ou d’un point de vue plus pratique, voire pragmatique. Nous allons ici nous intéresser à l’aspect pratique du bouddhisme. Nous allons laisser la théorie de côté et allons nous préoccuper de ce qui est éminemment pratique. Nous allons essayer de comprendre un peu les étapes du chemin spirituel. Presque rien, d’un point de vue bouddhique, ne peut être aussi pratique que cela.
Le bouddhisme n’est pas qu’un enseignement religieux : c’est avant tout le chemin conduisant à l’atteinte de l’Éveil. Ce que nous décrivons comme étant les étapes du chemin spirituel sont simplement les étapes successives et cumulatives de notre progrès vers cet état d’Éveil. Ces étapes ne sont pas dictées par un critère purement externe. Elles sont psychologiques ; elles sont dictées par la nature même, ou par la structure même de notre propre expérience spirituelle. Elles représentent une certaine séquence d’expériences, une expérience apparaissant en dépendance d’une autre. Tout comme du bouton naît la fleur et de la fleur naît le fruit, de même à partir d’une expérience spirituelle en fleurit une autre, et de celle-ci en fleurit une autre encore, et de celle-là une autre encore. Chacun des états successifs est plus élevé, plus raffiné, plus beau, un peu plus près du nirvana, que le précédent. Toute la suite d’étapes est progressive et cumulative.
Nous allons ici regarder, un peu brièvement, les douze étapes du chemin spirituel, chaque étape apparaissant en dépendance de celle qui la précède, étant conditionnée par celle-ci. Il y a d’autres formulations du chemin, où sont énumérés différents nombres d’étapes. Il y a le « noble chemin octuple », le « chemin triple » (éthique, méditation et sagesse), le « chemin des perfections » (paramitas) pratiquées par le bodhisattva (il y a six ou dix perfections). Mais ici nous nous intéressons aux douze étapes successives, car cette formulation montre peut-être plus clairement qu’aucune autre la nature du chemin spirituel lui-même.
Nous allons prendre ces étapes une par une et essayer de comprendre ce qu’elles représentent. Cependant, nous devons tout d’abord insister sur le fait que chacune de ces étapes représente une expérience spirituelle dans un processus de transition vers une autre expérience, plus avancée. Les expériences ne sont pas fixes et statiques, comme les marches d’un escalier ou les barreaux d’une échelle. Chaque expérience fait à tout instant partie d’un processus de développement vers quelque chose de plus grand qu’elle-même. Nous parlons du chemin spirituel, mais nous ne devons pas être trompé par les métaphores. Le chemin spirituel n’est pas quelque chose de fixe et de rigide, que nous montons simplement. Le chemin lui-même croît, tout comme le fait une plante. Chaque étape passe à la suivante, en un constant mouvement ascendant. Ceci est rendu très clair par la formule utilisée pour décrire les étapes du chemin : en dépendance de A apparaît B. Si nous traversons ces étapes, et essayons de comprendre ces expériences, alors nous verrons que nous sommes arrivés à une sorte de phénoménologie progressive de l’esprit.
La souffrance et la foi.
En dépendance de la souffrance (en sanskrit duhkha, en pâli dukkha) apparaît la foi (en sanskrit sraddha, en pâli saddha). C’est ici que commence le chemin spirituel. Nous avons ici deux expériences : l’expérience de la souffrance et une autre expérience qui est appelée l’expérience de la foi. La formule nous dit de plus que la première expérience, la souffrance, donne naissance à la seconde, la foi. La souffrance, ici, n’est pas seulement l’expérience douloureuse personnelle, telle qu’un mal de dents ou une coupure au doigt, ou une déception amère, bien qu’il s’agisse d’expériences douloureuses ; c’est aussi la souffrance dans le sens de l’insatisfaction.
Une des explications traditionnelles du mot dukkha est que le préfixe du- signifie « mal », « mauvais », « incorrect » ou « impropre », et que le suffixe -kk(h)a correspond à la seconde syllabe du mot cakka, qui signifie « roue ». Dukkha est donc expliqué – ceci n’est peut-être pas étymologiquement correct d’un point de vue scientifique, mais jette une grande lumière sur la signification bouddhique du terme – comme tirant son origine d’une roue de chariot mal ajustée : du(ca)kkha, la « roue du chariot mal ajustée ».
Si une roue de votre chariot est mal ajustée et si vous conduisez votre chariot, votre voyage est cahoteux et inconfortable (il n’y avait autrefois en Inde ni suspensions aux chariots, ni bonnes routes). Ainsi, la duhkha est le genre d’inconfort qui apparaît au cours de notre vie quand les choses ne vont pas bien, quand il y a beaucoup de secousses et beaucoup d’inconfort. C’est ce que duhkha signifie réellement : une disharmonie, une qualité discordante dont nous faisons l’expérience au cours de notre vie quotidienne dans le monde.
Nous savons tous ce que cela signifie. Les choses ne sont jamais entièrement bien. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas, même si c’est un petit quelque chose. Même au cours de la plus belle des journées, il semble que trop souvent un nuage vienne à passer devant le soleil. Vous vous êtes peut-être préparé avec plaisir pour une très belle journée. Vous allez rencontrer quelqu’un que vous appréciez. Les choses vont être si merveilleuses. Et puis un incident absurde se produit et tout va mal. Vous vous sentez alors secoué et en complète discordance, à cause de ce qui est survenu. Très souvent, c’est notre expérience de la vie. Nous constatons que tout ce que nous avions tant attendu échoue et n’est pas à la hauteur de nos attentes. Cette sorte d’expérience est la dukkha, l’insatisfaction ou la souffrance.
Nous commençons alors à être insatisfait. Nous commençons à sentir que rien ne nous donnera de satisfaction durable. Nous avons peut-être essayé toutes sortes de choses : succès mondain, plaisir, confort et luxe, richesse, connaissance. Mais en fin de compte nous les trouvons toutes insatisfaisantes. Il y a en nous une vague agitation. Ce n’est pas que tout le temps nous ressentions réellement de la douleur, mais, simplement, nous ne sommes pas vraiment heureux. Sans cesse, nous ressentons un vague inconfort ; nous ne pouvons pas vraiment nous installer, nous sentons que nous ne sommes pas à notre place. Peut-être sentons-nous, dans les mots de la Bible, que « nous n’avons pas ici de cité permanente. »
Alors nous commençons, presque inconsciemment tout d’abord, à chercher quelque chose d’autre, à chercher quelque chose de plus élevé. Tout d’abord, très souvent, nous ne savons pas ce que nous recherchons. C’est la situation paradoxale dans laquelle nous nous trouvons. Nous cherchons, sans savoir ce que nous cherchons. Nous sommes poussé par cette vague agitation à tâtonner dans toutes les directions ; vers quoi, nous ne le savons pas.
Mais finalement, en cherchant ainsi (si l’on peut appeler cela chercher) nous entrons en contact avec quelque chose que, faute d’un meilleur mot, nous appelons « spirituel ». Ce mot, « spirituel », n’est pas un mot que j’aime beaucoup, mais il ne semble pas y en avoir de meilleur en français. Je l’utilise pour signifier quelque chose de plus élevé quelque chose qui n’est pas de ce monde, voire qui est hors de ce monde. Quand nous entrons en contact avec cela, quelle que soit la façon dont cela arrive, cela suscite immédiatement une réponse en nous. Nous avons la sensation, ou au moins une vague sensation, qu’ici se trouve ce que nous avons toujours cherché, même si nous ne le savions pas lorsque nous le cherchions. Cette réponse émotionnelle à ce quelque chose de spirituel, lorsque nous entrons en contact avec lui, est ce que dans le contexte de la tradition bouddhique on appelle la foi (sraddha).
La sraddha n’est pas la foi dans le sens de la croyance, ou dans le sens de croire que quelque chose qui ne peut pas être démontré rationnellement est vrai. Si nous voulons une définition de la foi, nous pouvons dire que c’est « la réponse émotionnelle de ce qui est ultime en nous à ce qui est ultime dans l’univers ». La foi est une réponse intuitive, émotionnelle, mystique même, à ce qui est de valeur ultime. Pour le bouddhisme, la foi est spécifiquement la foi en les « Trois joyaux » : le Bouddha, le Maître Éveillé ; le Dharma, le chemin conduisant à l’Éveil ; et la Sangha, la communauté spirituelle de ceux qui suivent le chemin. Le Bouddha, le Dharma et la Sangha représentent pour le bouddhisme les plus hautes valeurs de l’existence. Ils sont appelés les Trois joyaux car, tout comme les joyaux sont ce qu’il y a de plus précieux dans le monde matériel, ces Trois joyaux représentent pour le bouddhisme les plus hautes valeurs du monde spirituel.
La joie.
En dépendance de la foi apparaît la joie (en sanskrit pramodya, en pâli pamojja). Nous avons trouvé ce que nous cherchions. Nous ne l’avons peut-être pas complètement saisi, mais nous en avons au moins eu un aperçu. Aussi, naturellement, après ce qui a peut-être été une longue période de lutte et de mécontentement, nous sommes content et heureux. Plus que cela, notre contact avec ces valeurs plus élevées a commencé à transformer notre vie.
Le contact n’est pas quelque chose de simplement intellectuel ou théorique ; notre cœur a vraiment été élevé vers quelque chose de plus haut (sraddha signifie littéralement « élévation du cœur ») et en résultat un changement commence à prendre place dans notre vie. Nous commençons à devenir un tout petit peu moins égocentrique, notre égotisme est un tout petit peu dérangé. Nous commençons à devenir un tout petit peu plus généreux et ouvert. Nous tendons à ne pas nous attacher aux choses de façon aussi compulsive.
Ce qui pourrait être décrit comme la partie la plus basse de notre nature humaine (la partie qui appartient à l’évolution inférieure) commence à venir sous le contrôle conscient de la partie la plus élevée de notre nature humaine (la partie qui appartient à l’évolution supérieure) ; les choses telles que la nourriture, le sexe et le sommeil commencent à venir sous le contrôle de cette nature plus haute. Nous commençons à mener une vie plus simple et où nous faisons moins de mal qu’auparavant. Ceci aussi nous rend plus satisfait. Nous nous sentons plus à l’aise avec nous-même et nous ne nous reposons plus autant sur des choses externes : cela nous est égal si nous n’avons pas de belle maison en banlieue ou de belle voiture, etc. Nous sommes beaucoup plus libre, beaucoup plus détaché qu’auparavant. Nous sommes en paix avec nous-même. Nous avons bonne conscience, mais sans suffisance.
Le bouddhisme attache une grande importance à cette étape particulière du chemin, à ce que nous ayons la conscience tranquille, et à ce que nous nous sentions heureux et plein de joie du fait de notre vie spirituelle. C’est une des choses que vous pouvez remarquer en Orient, et certainement dans l’Orient bouddhiste. Là-bas, la vie spirituelle est beaucoup plus associée à la joie qu’en Occident. En Occident nous avons tendance à penser que pour être religieux on doit être au moins un peu morne, on doit être sérieux, on doit garder un visage impassible, et certainement ne pas rire à l’église : ce serait tout à fait malséant. Mais ce n’est pas comme cela en Orient. Les Orientaux ont tendance à penser que si vous êtes bouddhiste, ou si vous menez une vie spirituelle, alors vous devriez être plus heureux, plus ouvert, moins soucieux, plus joyeux que les autres. J’ai été surpris, en rentrant en Angleterre après vingt ans passés en Orient, de trouver qu’ici le mouvement bouddhiste, dans son ensemble, était une chose bien morne et sérieuse. Les gens osaient à peine sourire si vous faisiez une plaisanterie au cours d’une conférence.
Si vous avez trouvé cette « chose » précieuse que vous recherchiez, et si elle a réellement commencé à transformer votre vie, alors pourquoi ne seriez-vous pas heureux ? Si vous n’êtes pas plus heureux que les autres gens qui n’ont pas les Trois Joyaux, à quoi bon être bouddhiste ? Que signifie être bouddhiste ? Les gens qui entrent en contact avec ceux qui ont découvert les Trois Joyaux devraient sentir que ces derniers sont plus heureux que les gens qu’ils rencontrent d’ordinaire. S’ils ne le sont pas, on ne peut que poser la question : « Pourquoi n’est-ce pas le cas ? »
En fait, le bouddhisme attache tant d’importance à cette étape de joie que si, pour une raison ou une autre, vous la perdez – peut-être avez-vous fait quelque chose que vous n’auriez pas dû faire, et de ce fait devenez tout triste et sérieux et commencez à battre votre coulpe de la bonne vieille façon pré-bouddhiste -, le bouddhisme considère cet état de culpabilité et de remords comme un état très malsain et dit que plus tôt vous en sortez mieux cela est. Cela ne veut pas dire que vous n’avez rien fait de mal. Vous avez commis une erreur. Il vaut mieux que vous l’admettiez, pour essayer de se rattraper, et pour ne pas la refaire. Mais une fois que vous avez compris cela et avez essayé de la rectifier, il vaut mieux vous l’ôter de votre esprit. Avancez, simplement, et laissez votre erreur derrière vous. Cela ne vous fera absolument aucun bien de l’emmener avec vous.
Dans le bouddhisme nous avons même des cérémonies spéciales pour provoquer cet effet psychologique particulier. Si vous sentez le poids d’une faute que vous avez commise, allez simplement devant l’autel, inclinez-vous devant le Bouddha, réfléchissez à tout cela et dites-vous : « Eh bien, j’ai été bien stupide. Vraiment, je n’aurais pas dû faire cela. Je suis réellement très désolé. Je ne le ferai plus. » Puis, récitez quelques textes et essayez de fixer votre esprit sur l’enseignement afin de vous souvenir de l’Idéal. Allumez peut-être aussi quelques bougies et brûlez de l’encens. De cette façon vous purgez votre esprit de la sensation de culpabilité. Vous restaurez votre état de conscience tranquille et de joie envers les Trois Joyaux. L’état de joie devrait être la marque du vrai bouddhiste.
Le ravissement.
En dépendance de la joie apparaît le ravissement (en sanskrit priti, en pâli piti). Même la joie n’est pas suffisante. Priti est un mot très fort. C’est une émotion de joie intense, saisissante, extatique même. Priti pourrait bien être traduit par « extase », car c’est une émotion si puissante que son expérience n’est pas seulement mentale, mais est aussi physique. Nous savons tous que lorsque nous sommes profondément ému par une expérience, qui peut être liée à des relations humaines, ou à l’art, comme lorsque nous écoutons une merveilleuse symphonie remarquablement jouée, ou à la nature, comme lorsque nous regardons un beau coucher de soleil, alors il arrive parfois qu’il n’y ait pas seulement une émotion, quelque chose de mental, mais qu’en même temps il y ait des impulsions physiques. Nous pouvons être si ému que nos cheveux se dressent sur notre tête. Certains versent des larmes (vous pouvez parfois voir des gens, à des concerts symphoniques, si émus qu’ils doivent sécher leurs yeux, avec peut-être un peu de honte car dans ce pays nous ne sommes pas censés faire ce genre de choses). La priti est une expérience psychophysique extrême de ravissement, de félicité, d’extase, et c’est ce genre d’expérience qui est généré lorsque nous suivons le chemin.
Le calme.
En dépendance du ravissement apparaît le calme (en sanskrit : prasrabdhi, en pâli : passaddhi). La prasrabdhi représente l’apaisement ou la pacification de tous les effets secondaires physiques du ravissement. Nous avons vu que le ravissement, ou l’extase, qui apparaît à l’étape précédente, est quelque chose de psychophysique. Dans cette quatrième étape, la partie physique de l’expérience disparaît et l’on reste avec la partie purement émotionnelle de l’expérience de ravissement. Les impulsions physiques disparaissent, non pas parce que le ravissement diminue, mais parce qu’il a augmenté : il est allé au-delà de toute possibilité d’expression physique.
Les textes donnent une comparaison intéressante pour illustrer cela. Supposons qu’un éléphant entre dans une mare qui ne soit pas beaucoup plus grande que l’éléphant lui-même. Quand cette grande bête entre dans la mare, elle éclabousse de l’eau tout autour. De la même façon, dans l’étape précédente l’expérience de ravissement est très grande, mais notre capacité à la recevoir est très petite ; une partie déborde donc sous la forme de ces impulsions physiques. Puis, la comparaison continue : supposons que l’éléphant entre dans un grand étang, un très grand lac ou une énorme rivière. Aussi grand que soit l’éléphant, il fait à peine une vaguelette lorsqu’il entre dans l’eau. Bien que l’éléphant soit grand, l’étendue d’eau est immensément plus grande encore. De la même façon, quand vous atteignez cet état de calme, même si l’expérience du ravissement est très grande, vous avez une plus grande capacité à la recevoir (il y a moins de perturbations externes), et les impulsions physiques s’apaisent donc, ne laissant que l’expérience intérieure et purement émotionnelle de ravissement.
La félicité.
En dépendance du calme apparaît la félicité (sukha). Vous voyez comme nous allons loin. Nous avons commencé avec la joie, puis sommes passés au ravissement, et après une période de calme nous arrivons maintenant à la félicité. Il est extraordinaire que certains des premiers livres écrits en Occident sur le bouddhisme l’aient décrit comme une religion morne, pessimiste et négative. Ici, nous voyons exactement l’opposé. Nous avons un état de bonheur intense, qui représente l’unification complète de toutes nos énergies émotionnelles. Elles ne sont pas divisées, il n’y a ni brèche ni défaut, elles s’écoulent toutes ensemble en un grand courant, avec force et puissance, dans une seule direction. Ici, nous dit-on, il n’y a pas que la félicité, il y a la paix, l’amour, la compassion, la joie et l’équanimité. Il n’y a pas d’émotions négatives : pas d’avidité, pas de peur, pas de haine, pas d’anxiété, pas de culpabilité, pas de remords. Toutes les émotions négatives ont été purgées. Toute l’énergie que nous avions investie dans ces émotions négatives s’écoule maintenant positivement sous forme de félicité.
La concentration.
En dépendance de la félicité apparaît la concentration (samadhi). Samadhi a plusieurs significations différentes. Ici, samadhi signifie concentration. Ce n’est pas la concentration dans le sens d’une fixation forcée de l’esprit sur un seul objet, mais la concentration dans le sens de l’unification qui apparaît très naturellement quand, dans cet état de bonheur intense, toutes nos énergies émotionnelles s’écoulent ensemble dans la même direction.
Cette étape est basée sur un principe très important : lorsque nous sommes complètement heureux, alors nous sommes concentré, dans le vrai sens. Nous pouvons donc dire qu’une personne concentrée est une personne heureuse et qu’une personne heureuse est une personne concentrée. Plus nous sommes heureux, plus nous sommes capable de rester concentré longtemps. Nous trouvons difficile de rester concentré longtemps car nous ne sommes pas heureux dans notre état présent. Si nous étions réellement et vraiment heureux, nous resterions là, calme, appréciant ce bonheur. Mais nous ne sommes pas heureux, nous sommes insatisfait et nous nous agitons, à la recherche de quelque distraction.
Le lien entre bonheur et concentration est illustré par une histoire très intéressante des écritures. On nous raconte qu’un jour, un roi vint voir le Bouddha pour lui poser des questions sur son enseignement. Au cours de leur discussion se posa la question de savoir qui était le plus heureux : le Bouddha était-il plus heureux que le roi, ou le roi était-il plus heureux que le Bouddha ? Le roi était très sûr d’être de loin le plus heureux. Il dit : « Vois, j’ai des palais, j’ai une armée, j’ai des richesses, j’ai de belles femmes ; mais toi tu n’as rien. Tu es assis ici, sous un arbre, près de cette hutte délabrée. Tout ce que tu as, c’est une robe jaune et un bol à aumônes. De façon évidente, donc, je suis le plus heureux de nous deux. » Le Bouddha répondit : « Laisse-moi te poser une question : pourrais-tu rester assis ici parfaitement tranquille pendant une heure, jouissant d’un bonheur complet et parfait ? » Le roi répondit : « Oui, je suppose que je le pourrais. » Le Bouddha demanda : « Pourrais-tu rester assis ici, sans bouger, jouissant d’un bonheur complet et parfait pendant six heures ? » Le roi répondit : « Ce serait plutôt difficile. » Le Bouddha demanda : « Pourrais-tu rester assis ici pendant un jour entier et une nuit entière, sans bouger, tout le temps absolument heureux ? » Le roi dut admettre que ce serait au-delà de ce qu’il pourrait faire. Le Bouddha dit alors : « Je peux rester assis ici pendant sept jours et sept nuits sans un mouvement, et faire l’expérience, à tout instant, d’un bonheur complet et parfait. Je pense donc que je suis plus heureux que toi. »
Par cette histoire nous pouvons voir que le bonheur du Bouddha venait de sa concentration et que sa concentration venait de son bonheur. Comme il était heureux, il pouvait se concentrer ; comme il pouvait se concentrer, il était heureux. Le fait que le roi ait été incapable de se concentrer montre qu’il n’était pas aussi heureux qu’il l’avait pensé.
Tout ceci est lié de façon très proche à notre pratique de la méditation. Nous savons que la méditation commence avec la concentration. Beaucoup d’entre-nous, cependant, trouvons la concentration très difficile. Nous la trouvons difficile simplement parce que nous ne sommes pas heureux. Nous sommes divisés ; nos énergies émotionnelles ne sont pas unifiées. Comme nos énergies émotionnelles ne sont pas unifiées nous ne pouvons pas nous concentrer, nous ne pouvons pas focaliser ces énergies en un seul point. Nous essayons donc de forcer notre esprit à se fixer sur ce point. Mais alors, toutes sortes de perturbations apparaissent et nous sommes distraits. Ainsi, la concentration est une chose qui concerne tout notre être, et pas seulement notre esprit conscient.
Il est très significatif que la concentration dans ce sens le plus élevé (le sens de samadhi) n’apparaisse qu’à cette étape du chemin : à mi-chemin. Cela nous montre l’importance de la préparation à la méditation. Nous ne pouvons pas simplement venir et nous asseoir et penser que nous pouvons méditer. Cela n’est pas possible. Si nous voulons vraiment méditer, nous devons passer par toutes ces étapes précédentes. Si nous avons fait tout cela, alors les exercices de concentration que nous faisons mettent juste la touche finale. Un grand nombre de personnes, cependant, n’ont aucune expérience de l’insatisfaction de la vie ; la foi n’est pas apparue, elles n’ont pas beaucoup d’expérience de la joie, elles n’ont sûrement pas beaucoup d’expérience du ravissement et du calme : elles sont juste dans leur état ordinaire, agité, insatisfait. Ce n’est que lorsque nous avons atteint cette étape du chemin, l’étape de samadhi, que nous pouvons réellement et vraiment commencer à nous concentrer, car nos énergies émotionnelles ont été unifiées et, pour la première fois de notre vie peut-être, nous sommes heureux.
La connaissance et la vision.
En dépendance de la concentration apparaît la connaissance et la vision des choses telles qu’elles sont réellement (en sanskrit : yathabhuta-jñanadarsana, en pâli : yathabhuta-ñana-dassana). Une fois que nous sommes vraiment heureux et vraiment concentré nous pouvons regarder les choses avec un esprit concentré, et commencer à voir les choses telles qu’elles sont réellement. Nous commençons à voir la Réalité. Cette étape est de la plus haute importance car c’est ici que se fait la transition de la méditation à la sagesse, de ce qui est psychologique à ce qui est spirituel. Une fois que nous avons atteint cette étape il ne peut y avoir de rechute ; selon l’enseignement traditionnel, l’atteinte de l’Éveil est maintenant assurée.
En ce qui concerne l’existence conditionnée, cette connaissance et vision a trois aspects. Tout d’abord, elle consiste en une vision pénétrante de la vérité selon laquelle toutes les choses conditionnées sont impermanentes : elles changent constamment, elles ne restent pas les mêmes pendant deux instants consécutifs. Deuxièmement, elle consiste en une vision pénétrante de la vérité selon laquelle toutes les choses conditionnées sont, de façon ultime, insatisfaisantes. Elles peuvent nous donner du bonheur pendant un certain temps, mais elles ne peuvent nous donner de bonheur permanent : attendre cela d’elles est purement et simplement une illusion. Troisièmement, il y a une vision pénétrante du fait que toutes les choses conditionnées sont insubstantielles, ou de façon ultime irréelles : non pas que nous n’en fassions pas l’expérience, non pas qu’elles ne soient pas là, pour parler de façon empirique ; mais quand nous en faisons l’expérience ce n’est que superficiel (cela ne pénètre pas dans les profondeurs mais reste à la surface) et pas vraiment réel.
Cette connaissance et vision représente une perception directe. Vous voyez vraiment à travers le conditionné. Non seulement cela, mais à travers le conditionné vous voyez jusqu’à l’Inconditionné. Perçant au travers de l’impermanence du conditionné, vous voyez la permanence de l’Inconditionné. Perçant au travers de l’insatisfaction venant du conditionné, vous voyez la nature ultimement satisfaisante de l’Inconditionné. Perçant au travers de l’insubstantiel, de l’irréel, vous voyez ce qui est éternellement Réel, ce que le Mahayana appelle le dharmakaya, le corps de la vérité spirituelle.
Quand votre concentration devient si intense qu’apparaît cette connaissance et vision des choses telles qu’elles sont réellement, que vous pouvez voir le conditionné dans sa vraie nature et que vous pouvez voir au travers du conditionné jusqu’à l’Inconditionné, alors toute votre perspective et votre attitude changent radicalement : vous ne pouvez pas être le même que vous étiez auparavant. C’est comme quand un homme voit un fantôme. Une fois qu’un homme a vu un fantôme il n’est plus jamais le même. Une fois que Hamlet, dans la pièce de Shakespeare, eût vu ce fantôme se glissant près des remparts, il ne fut plus le même homme. Il avait vu quelque chose appartenant à une autre dimension. De la même façon, ici, bien que dans un sens beaucoup plus positif, une fois que vous avez eu un aperçu (qui n’est ni une spéculation, ni une idée, mais un véritable contact, une véritable « communication ») de l’Inconditionné, de cette dimension plus élevée, alors vous ne pouvez plus être le même. Un changement permanent prend place dans votre vie. C’est une réorientation permanente. Pour utiliser l’expression du Yogacara, vous avez commencé à « vous retourner dans l’assise la plus profonde de la conscience ».
Le retrait.
En dépendance de la connaissance et de la vision des choses telles qu’elles sont réellement apparaît le retrait (en sanskrit : nirvid, nirveda, en pâli : nibbida). Ceci est parfois traduit par « révulsion » ou « dégoût », mais cela est trop fort et trop psychologique. Cette étape particulière représente le retrait serein de l’implication dans les choses dont nous avons vu le caractère illusoire. Si nous avons vu le caractère illusoire de quelque chose, nous n’y sommes plus impliqué : nous nous en retirons. C’est comme voir un mirage dans un désert. Tout d’abord nous pouvons être très intéressé par ces palmiers et par cette oasis, et nous pouvons nous hâter dans leur direction. Mais dès que nous voyons que c’est un mirage et que ce n’est pas réellement là, nous ne sommes plus vraiment intéressé. Nous nous arrêtons et cessons de nous hâter dans cette direction.
Cette étape de retrait est un détachement. Vous jouez à tous les jeux auxquels jouent les autres gens, mais vous savez que ce sont des jeux. Un enfant prend son jeu très au sérieux : pour l’enfant, son jeu est la vie. Mais l’adulte, quoiqu’il puisse se joindre au jeu de l’enfant et jouer avec lui, sait que c’est un jeu. Si au cours du jeu l’enfant bat l’adulte, l’adulte ne s’en fait pas et n’est pas ennuyé, car ce n’est qu’un jeu. De la même façon, une fois que nous avons vu au travers des « jeux auxquels les gens jouent », nous pouvons continuer à jouer à ces jeux mais, sachant que ce ne sont que des jeux, nous nous en retirons. Il y a un retrait intérieur, même s’il n’y a pas de retrait extérieur ; nous faisons peut-être ce qui est objectivement nécessaire, mais subjectivement nous ne sommes pas pris par le jeu. C’est ce que signifie le retrait.
La non-passion.
En dépendance du retrait apparaît la non-passion (en sanskrit : vairagya, en pâli : viraga). Le retrait, l’étape précédente, est le mouvement de détachement de l’existence conditionnée. La non-passion représente l’état d’être établi dans le détachement. Dans cet état, aucune chose mondaine ne peut nous émouvoir. Tout peut nous arriver, mais nous ne pouvons pas réellement être dérangé. C’est un état d’imperturbabilité spirituelle complète. Ce n’est pas un état de dureté, comme une pierre, ou d’insensibilité, ou d’apathie « stoïque », mais un état d’imperturbabilité sereine, comme celui que montrait le Bouddha assis sous l’arbre de l’Éveil. À ce moment, nous dit-on, vint Mara, l’incarnation du mal, avec ses forces. Cette scène est souvent représentée dans l’art bouddhique. Mara est dessiné à la tête de son armée, avec des centaines de milliers de démons monstrueux jetant d’énormes rochers, crachant du feu et lançant des flèches sur le Bouddha. Mais le Bouddha n’y fait pas attention : il ne les voit même pas. Il est dans un état d’imperturbabilité complète. Quand toutes les flèches, toutes les pierres et toutes les flammes violemment lancées par ces foules de démons touchent le bord de l’aura du Bouddha, elles se transforment en fleurs et tombent sur le sol.
La liberté.
En dépendance de la non-passion apparaît la liberté (en sanskrit : vimukti, en pâli : vimutti). C’est la liberté spirituelle. De nos jours on parle beaucoup de liberté. Il semble que la plupart des gens pensent qu’être libre veut simplement dire faire ce dont on a envie. La conception bouddhique de la liberté est très différente. Dans l’enseignement bouddhique le plus ancien, la liberté a deux aspects. Il y a tout d’abord la ceto-vimukti, la liberté de l’esprit, qui est la libération complète de tout penchant subjectif, émotionnel et psychologique. Puis il y a la prajña-vimukti, la liberté de la sagesse, qui est la libération de toute vue fausse, de toute ignorance, de toute fausse philosophie, de toute opinion. C’est cette liberté spirituelle totale, la liberté du cœur et de l’esprit au sommet de notre propre existence, qui est le but et l’objet du bouddhisme.
En une certaine occasion, le Bouddha s’adressa à ses disciples et dit : « Ô moines, tout comme l’eau des quatre grands océans a un seul goût, le goût du sel, de la même façon mon enseignement, ma doctrine ont un seul goût, le goût de la liberté (vimukti-rasa) ». Où que vous preniez de l’eau, que ce soit dans l’océan Atlantique, dans la baie du Bengale, dans la Manche ou dans le canal de Suez, elle a le goût du sel. De la même façon, quel que soit l’aspect de l’enseignement du Bouddha que vous regardiez, que ce soit les « quatre nobles vérités », le « noble chemin octuple », les « quatre fondements de l’attention », les « quatre brahma-viharas », les « trois entraînements », les « trois refuges », il aura le goût de la liberté.
Cet état de liberté spirituelle complète, cette libération de toute chose conditionnée, voire, comme le dit le Mahayana, cette libération de la distinction même entre conditionné et Inconditionné, est l’objectif final du bouddhisme.
La connaissance de la destruction des asravas.
En dépendance de la liberté apparaît la connaissance de la destruction des asravas (en sanskrit : asravaksayajñana, en pâli : asavakkhayañana). Non seulement on est libre, mais on sait qu’on est libre. On sait qu’on est libre car on est libéré des asravas. Asrava est un de ces mots pâlis et sanskrits intraduisibles, voulant dire une sorte de poison mental qui envahit l’esprit. C’est un mot très expressif. Il y a trois asravas. Il y a le kamasrava, qui est le poison du désir de l’expérience vécue à travers les cinq sens. Puis il y a le bhavasrava, qui est le poison du désir de toute forme d’existence conditionnée, y compris, nous dit-on, du désir de vivre comme un dieu dans un ciel. Enfin, il y a l’avidyasrava, le poison de l’ignorance spirituelle. Quand ces poisons sont éteints, et que l’on sait qu’ils sont éteints, on dit que l’on est Éveillé : on est parvenu à la fin du chemin spirituel.
Ces douze étapes, de la souffrance jusqu’à la connaissance de la destruction des asravas, constituent le chemin spirituel (elles constituent aussi tout le processus de ce que nous appelons l’évolution supérieure). A partir de cette formulation, nous pouvons très facilement voir comment la vie spirituelle, dans sa totalité, est un processus naturel de croissance. Chaque étape successive du chemin est le produit du débordement, le produit de l’excès même, le produit de la prodigalité de l’étape précédente. Dès qu’une étape atteint sa complétude, elle passe inévitablement à la suivante. Nous trouvons aussi cela dans la méditation. Les gens demandent parfois : « Quand on atteint une certaine étape de la méditation, comment passe-t-on à la suivante ? » Eh bien, il n’y a pas besoin de poser cette question. Si vous atteignez un certain état et continuez à cultiver cet état, pour qu’il devienne plus parfait, entier et complet, alors de sa propre complétude, par son propre mouvement, il passera à l’état suivant. Quand vous rendez un état parfait, alors la transition vers un état de perfection plus élevé commence automatiquement. C’est ce qui se passe ici. L’étape suivante du chemin naît de l’étape précédente, lorsque cette étape précédente atteint un point de complétude. Nous ne devons pas vraiment nous préoccuper du pas suivant, de l’étape suivante. Tout ce dont nous devons nous préoccuper, c’est de l’étape présente. Cultivons-la. Nous pouvons avoir une idée théorique de l’étape suivante, mais ne nous en préoccupons pas trop. Une fois que l’étape présente est entièrement développée, elle passera automatiquement à la suivante. En développant, en cultivant complètement en nous toutes les étapes successives du chemin spirituel, nous atteindrons la bouddhéité.
‘A Guide to the Buddhist Path’ © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990,
traduction © Ujumani 2003