La conscience en mutation : de Jean Gebser à la morphogenèse cosmique

La conscience en mutation : de Jean Gebser à la morphogenèse cosmique

Et si la crise que traverse notre monde n’était pas un accident, mais un passage ? Et si ce que nous appelons « perte de repères » était en réalité le signe d’une mue profonde de la conscience humaine ? Cette idée n’est pas nouvelle. Le philosophe suisse Jean Gebser, dans son œuvre magistrale Les origines et le présent, a décrit l’histoire de l’humanité comme une série de mutations de la conscience, marquées par l’émergence successive de différentes « structures de perception du réel » : archaïque, magique, mythique, mentale, et, aujourd’hui, intégrale.

Selon Gebser, chaque structure ne remplace pas la précédente : elle l’englobe, l’intègre, mais aussi la transcende. Mais ce passage ne se fait jamais sans frictions. Lorsqu’une structure arrive à ses limites, elle se rigidifie, se déconnecte de la vie, et finit par s’effondrer. C’est ce qu’il appelle la « conscience mentale déficiente » : une rationalité hypertrophiée, devenue incapable de percevoir le monde autrement qu’à travers des abstractions, des divisions, des modèles vidés de leur substance.

Nous vivons aujourd’hui l’épuisement de cette structure mentale. La fragmentation du temps, la perte de sens, la surinformation, l’explosion des burn-out, la crise écologique et la mécanisation de l’humain sont autant de symptômes d’une structure qui craque. Mais ce craquement peut être lu autrement : comme le préambule à une mutation. Car ce que Gebser nomme « conscience intégrale » n’est pas une construction mentale de plus, mais une qualité de présence : une manière d’habiter le réel sans le découper, sans l’opposer, sans le fuir.

Ce mouvement de transformation n’est pas propre à la conscience humaine. Il appartient à une logique plus vaste, que la science appelle aujourd’hui la morphogenèse. Dans les systèmes complexes, la forme n’est pas le fruit d’un plan pré-établi : elle émerge spontanément, comme un cristal naît dans un liquide saturé, ou comme un organisme se structure à partir d’un chaos cellulaire. C’est dans la turbulence, dans la perte temporaire d’équilibre, que surgissent les nouvelles configurations.

Ce que Gebser décrit comme mutation de la conscience peut être compris comme un processus morphogénétique : la conscience humaine, en crise, entre dans une zone d’instabilité qui précède la cristallisation d’une nouvelle forme de perception. Ce ne sont ni les solutions techniques ni les savoirs accumulés qui produiront cette mutation, mais une transformation qualitative du champ de conscience lui-même.

Cette vision rejoint les grandes lois universelles que nous découvrons en physique, en cosmologie, en biologie. Partout, l’univers se transforme, s’organise, se réinvente à partir du chaos. La naissance des étoiles, les spirales des galaxies, les tourbillons dans les fluides, la croissance des plantes, les symétries dans les coquilles : tout cela nous parle du même principe. Le monde n’est pas statique. Comme l’enseignait Héraclite, « tout s’écoule ». Comme l’écrivait Teilhard de Chardin, l’univers est en genèse permanente. Et cette genèse n’est pas seulement physique : elle est aussi intérieure, spirituelle, alchimique.

Les anciens mythes l’avaient déjà pressenti. L’alchimie, loin d’être une proto-chimie médiévale, est un modèle de transformation symbolique. Le passage du plomb à l’or représente l’élévation de la matière, mais aussi celle de la conscience. Le chaos initial (nigredo) est nécessaire pour que puisse apparaître l’état de clarté (albedo), puis la réintégration dans l’unité (rubedo). Le Taoïsme, lui, nous enseigne que la forme naît de la vacuité, que l’action juste émerge du non-agir, que la transformation se fait par le retour au mouvement originel.

Dans cette perspective, l’accompagnant, le pédagogue, le mentor ou le guide ne sont pas des réparateurs. Ils ne proposent pas des solutions. Ils tiennent un espace. Ils reconnaissent la crise comme un moment de passage, un point de bascule. Ils accompagnent non pas en orientant, mais en permettant la mise en forme de ce qui cherche à naître. Ils deviennent les jardiniers de la mutation, les passeurs de seuil.

L’univers entier est mouvement, transformation, relation. Et la conscience humaine, elle aussi, participe de cette danse. À nous d’apprendre à écouter le rythme profond de cette mutation, à honorer le chaos comme le berceau d’une forme nouvelle, et à accompagner l’émergence de ce qui vient, sans peur, avec confiance.

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